4e DIMANCHE DE CARÊME (C)

27 mars 2022

  • Frère Jean François	CROIZÉ Frère Jean François CROIZÉ

Josué 5, 10-12 ; Ps 33 ; Co 5, 17-21 ; Luc 15, 1-32.
Chers frères et sœurs, Comment pourrions-nous définir ces lectures que nous avons donc entendues ? Je pense que nous pourrions dire que, dans nos vies, nous avons des seuils à franchir. Ça passe ou ça casse. Que ce soit dans la vie humaine et spirituelle, d’ailleurs les deux sont interdépendants, nous avons des seuils à franchir. Les jeunes, qui sont ici, se préparent à franchir un seuil avec les sacrements, la Profession de foi, et il y en aura d’autres, d’autres  étapes. La croissance dans la vie, c’est cela franchir des seuils, être accompagné.
Et la première lecture, au Livre de Josué, rapporte un fait très important dans l’histoire d’Israël. Après une longue pérégrination dans le désert, pour la première fois, les tribus Israélites, guidées par Josué, après avoir traversé l’ultime étape, c’est-à-dire le Jourdain, pénètrent en Terre promise. Je ne sais pas si nous pouvons nous figurer ce que cela pouvait représenter que cette libération, l’aboutissement d’une incroyable épopée et espérance, pour ces nomades en itinérance depuis quarante années dans le désert.
Précisément, cet instant fondateur, dans une grande émotion et ferveur, ils vont le solenniser par le renouvellement de l’Alliance, d’abord par la circoncision de ceux qui ne l’étaient pas, comme signe de la consécration du peuple, et ensuite par la célébration de la première fête de la Pâque en Terre promise, accompagnée du serment solennel de fidélité à l’Alliance et de loyauté à Dieu.
C’est précisément là que prenait fin, comme nous l’avons entendu, l’humiliation du peuple de Dieu, enfin il était chez lui, sur sa terre, un seuil était franchi. La manne et la soif et les dangers du désert prenaient fin. Ils pourraient goûter les fruits du sol, la stabilité et la prospérité. Dieu a tenu ses promesses, maintenant à ses enfants de tenir les leurs. Seulement il restait encore à conquérir les territoires pour chacune de leurs tribus, mais ils étaient assurés de la victoire.
Si, pour les Israélites, l’entrée en terre Palestine, terre promise, constitue l’ultime étape de l’accès à la terre nouvelle, pour saint Paul ce n’est que la préfiguration d’une nouvelle terre acquise au prix fort par Jésus-Christ, par sa mort sur la Croix et dans son sang. Ce que Jésus, envoyé par le Père, était venu reconquérir, c’est infiniment plus qu’une terre nouvelle, c’est le cœur de l’homme esclave de son péché pour en faire une créature nouvelle en lui-même, Jésus.
Jésus a traversé nos déserts, saint Paul va jusqu’à dire que « Jésus, qui n’a pas connu le péché, Dieu l’a identifié au péché des hommes afin que nous soyons sauvés par lui. » Il prenait sur lui nos péchés. Pour nous cela représente une joie inespérée d’être admis par le baptême, c’est cette traversée du Jourdain, si vous voulez c’est de plonger dans les eaux, par le baptême dans le Royaume des Cieux, cette Terre nouvelle pour une vie sans fin dans la joie et la gloire de Dieu. Nous sommes invités à vivre  dans l’action de grâce et la reconnaissance pour la miséricorde infinie de Dieu pour chacun de nous. D’où ce dimanche de Laetare, la joie.
Et cette miséricorde, nous la voyons à l’œuvre dans la parabole de l’enfant prodigue, dans le drame infligé au Père jusqu’à la renaissance de son fils.
Si pour une pièce d’argent perdue et retrouvée, pour une brebis perdue, recherchée et trouvée, c’est la fête au ciel, imaginez la fête que fait Dieu quand la « réalité retrouvée » est un homme : un fils perdu retrouvé. C’est la parabole du jour.
Ce fils que l’on dit « prodigue » parce qu’il a gaspillé tout l’héritage paternel en débauches, et qu’il s’est réduit à la misère la plus extrême, s’est « perdu » : il a perdu la conscience de la beauté de sa propre identité. Il a perdu son enfance, le souvenir du visage du Père, de sa mère, de sa famille.
Bien réaliste la description de ce garçon que nous imaginons, en haillons, les traits flétris, les yeux cernés, vivante image de la misère ! Il apparaît comme un déclassé, un déraciné, un déchu. Cette déchéance, certes elle est coupable. Il ne lui reste que sa déchéance et vivre l’humiliation du gardiennage des porcs. Il a ruiné les dernières chances de salut. Il est devenu le lamentable héros d’une parabole qui, du tréfonds du gouffre de sa misère, quémande la lumière d’une survie. Le père dans l’accueil devra prendre sur l’héritage du fils aîné pour faire la fête des retrouvailles du fils.
Et cette page de l’Évangile est donc une annonce porteuse d’une immense espérance car pour chacun de nous, notre salut, notre ciel, il est le cœur de Dieu, le Père. Nous sommes précieux à ses yeux. Bien sûr, cette parabole déconnectée du contexte est incompréhensible.
Et pour bien comprendre cette parole, il faut revenir justement à ce contexte. Les publicains et les pécheurs venaient tous à Jésus. Les pharisiens et les scribes récriminaient contre Jésus dictés par leur conception de Dieu. Et Jésus veut dépeindre le véritable visage du Père, de Dieu. Parabole qui transcende tous les temps et nous rejoint dans l’aujourd’hui de notre monde. Bien entendu, il y manque un personnage, et c’est saint Paul qui nous le donne, ce personnage qui prend sur lui la dette et de l’aîné et du cadet, c’est quand même Jésus. Il les rachète par sa propre vie.
Il est d’abord question d’une rupture, c’est la rupture celle du fils prodigue qui choisit les biens matériels du père sur « l’être avec », sur le vivre en communion avec son père. La tentation de s’approprier les dons du père et de dire, c’est à moi. Aujourd’hui cela veut dire que l’homme veut la création pour lui sans Dieu. Dieu veut tout donner : « Tout ce qui est à moi est à toi », mais l’homme veut sa part mais sans dépendre de Dieu, sans référence, et c’est le drame du péché, hier et aujourd’hui. La création pour moi, les dons de Dieu pour moi en excluant Dieu.
La conséquence de la rupture, c’est l’éloignement qui est à la fois spatial et relationnel, loin de Dieu. Dans le loin de Dieu, il y a comme cette ivresse d’une liberté débridée et de désordre, désordre moral qui découle de la rupture avec Dieu. Nous sommes aujourd’hui dans notre monde dans cette situation, le monde contemporain rejette Dieu, dans une ivresse satisfaite de cette liberté et dans le désordre moral qui est étalé sous tous les yeux.
Vient ensuite le temps de la désillusion. Au lieu de l’abondance, l’homme vit la misère. Au lieu de l’indépendance, bien comprise,  il vit la dépendance vis-à-vis de ceux qui pourraient lui donner à manger au moins la nourriture des cochons. Au lieu de la dignité, il y a la déchéance. Au lieu de la communion relationnelle, il y a la solitude. Au lieu de la reconnaissance et de la considération, il y a le mépris. D’une certaine manière, c’est aussi l’état de notre monde.
De la désillusion naît une lueur comme un brisement, ce mouvement de « rentrant en lui-même ». L’homme passe du superficiel au profond, de l’extérieur à l’intérieur, de l’éparpillement au recueillement. C’est le retour sur soi qui n’est pas le repli sur soi, mais l’écoute de son cœur qui est finalement la première étape nécessaire pour le retour. Autour de nous, nous pouvons voir dans le visage de nos contemporains des gens désabusés, qui ont touché le fond de leur humanité, un sentiment d’abandon, de solitude qui peut ouvrir une brèche, une chance pour un chemin de retour vers Dieu.
Et puis, la grâce aidant, il y a comme un sursaut de vie, c’est étonnant de voir cet homme se dire : « je pars d’ici et je vais vers mon père parce que je suis ici à périr de faim ». Bien sûr, c’est une question de survie, cela peut sembler très intéressé : « les ouvriers de mon père ont du pain en surabondance ». Il ne revient pas par contrition parce qu’il a blessé son père, c’est simplement une question de vie et de survie. Il y a une décision d’agir, un seuil à passer, un acte d’espoir. Pour lui sa situation peut changer.
Cela aboutit à un choix de retour ; changer de route, cela s’appelle la conversion, c’est un aveu, la reconnaissance de la réalité, d’un péché moral. Cependant, il n’y a pas de véritable contrition, le regret du péché dans le mal qui a été fait au père. Non, nous sommes plutôt dans le regret, c’est-à-dire ce qu’on appelle l’attrition, c’est-à-dire le regret du péché pour ce mal qu’il me fait à moi, il ne pense pas d’abord au mal qu’il a fait à son père et aux siens, donc ce n’est pas encore la lumière sur la vérité.
Finalement en prenant la décision du retour, avec la prise de conscience de sa misère et l’élaboration d’une solution, cela pourrait être viable en étant serviteur parmi les serviteurs, pense t-il. Mais l’intention devient maintenant passage à l’acte.
Et bien sûr ensuite, c’est la scène que nous connaissons, le père pris de pitié, de miséricorde. C’est l’empressement du père, c’est lui qui court, il se jette à son cou, il le presse sur son cœur. L’écoute de l’aveu du fils, le respect de la parole du fils et la reconnaissance sociale, le père honore son fils devant les autres. Le signe de la robe : nous le savons, c’est la dignité retrouvée ; le signe de l’anneau : c’est le pouvoir, l’autorité ; le signe des chaussures : c’est  l’homme libre et le festin de la joie partagée.
Donc il y a une dimension pascale du passage de la mort à la vie. Nous pouvons y voir notre propre itinéraire pour certains d’entre nous qui ont pu être loin de Dieu, peut-être qu’ils le sont encore. Nous pourrions aussi en faire une lecture par rapport à notre monde contemporain, comme la situation dans laquelle nous sommes mais qui nous permet de garder l’espérance parce que l’homme autour de nous sait qu’il est fait pour autre chose, que ce soit notre prière en ce temps de Carême.
Bien sûr, ce Père de la Parabole est la figure de notre Dieu que Jésus nous donne à contempler jusqu’à l’émotion à travers cette histoire.
Faut-il après cela parler du fils aîné ulcéré du retour du prodigue qui voit sa part d’héritage amputée et de ne pas avoir été averti et quelque part de penser qu’il est tenu à l’écart de la fête ? Mais la parabole ne se termine pas. Au fond, pour Jésus et son Père qu’est-ce qui importe, mériter ou aimer ? Saint Paul nous fait comprendre que si Jésus a été et s’est identifié au fils prodigue, en partie, c’est pour prendre sur lui nos péchés, jusqu’à être dépouillé de sa gloire et mourir du sort des esclaves et des criminels afin de nous ouvrir le cœur du Père. Ce que Jésus ne méritait pas, il l’a fait par amour pour nous en donnant sa vie, son sang, son pardon. Amen !