JEUDI-SAINT (CENE) 2024

28 mars 2024

  • Frère Jean François	CROIZÉ Frère Jean François CROIZÉ

Introduction : Aujourd’hui, ce soir du Jeudi Saint, nous sommes réunis par Jésus, avec Marie et les disciples. Nous sommes au Cénacle, dans la chambre haute. Ce soir, nous entendons la proclamation solennelle de l’évangéliste : « Sachant que l’heure était venue, pour Jésus, de passer de ce monde à son Père, ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, il les aima jusqu’au bout. »

Ce soir, Jésus, serviteur, se met à genoux devant son Père, aux pieds de ses disciples. Il prend la place de l’esclave, pour laver leurs pieds. Extrême de l’amour, jusque dans sa mort, comme un esclave, sur la croix, le Vendredi Saint. Mais, Seigneur, par sa résurrection, dans la nuit pascale, Seigneur, par le don de son Esprit Saint.

La victoire de l’Amour de Dieu est, pour chacun de nous, le don de sa miséricorde, dans le pardon de nos péchés et le salut en Jésus-Christ. La joie de Dieu est de nous voir vivre de l’Amour de Dieu. « Comme je vous ai aimés, aimez-vous les uns les autres. »

Entrons dans cette célébration, dans l’action de grâce, en nous reconnaissant pauvres de cet amour, en confessant que nous avons péché.

Homélie :

Dans le passage de l’Exode, de la première lecture, Moïse donne les instructions du Seigneur, au seuil de la nuit de la libération du peuple. Plus tard, avant de mourir, Moïse récitera un long cantique d’action de grâce et prononcera une longue bénédiction, sur les douze tribus d’Israël. Avant cela, il a rédigé tout le texte de la Loi qui sera déposé auprès de l’Arche de l’Alliance du Seigneur, laquelle accompagnera le peuple dans la terre promise. Et le récit nous dit que Moïse rédigea ces articles de la Loi « jusqu’au bout », « jusqu’à la fin ». Nous sommes dans une nuit de veille, de service.

Pendant le dernier repas de Jésus avec ses disciples, nous venons d’entendre : « Sachant que l’heure était venue pour lui de passer de ce monde à son Père, Jésus, ayant aimé les siens… les aima jusqu’au bout. » Cet amour donc sera la nouvelle Écriture, la nouvelle Loi, que Jésus substituera à l’ancienne, celle de Moïse.

L’Évangile de Jean commence par l’affirmation que le Verbe s’est fait chair, qu’il est venu chez les siens et que les siens ne l’ont pas reçu. Ce soir du Jeudi saint, l’Évangile se termine par l’affirmation de Jésus, au moment de passer de ce monde à son Père, ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, les aima jusqu’au bout. ‘Les siens’. ‘Les siens’ qu’il aime jusqu’au bout sont précisément ceux qui ne l’ont pas reçu, tout autant que ceux qui l’ont reçu. Parmi les disciples privilégiés avec qui il célèbre ce repas d’adieu, il y a non seulement les onze qui lui sont jusqu’à présent fidèles, mais aussi celui qui le trahira. C’est à eux tous que Jésus lave les pieds et eux tous qu’il reçoit près de lui à son dernier repas. Nous avons déjà là la révélation de l’aspect le plus profondément nouveau, le plus difficile de l’amour chrétien. C’est un amour qui s’étend – qui doit s’étendre – même aux ennemis.

Jésus dans l’Évangile ne fait jamais des gestes symboliques. Il fait plutôt constamment des gestes réels et concrets, ayant une immense force symbolique. La mort de Jésus n’a pas été un sacrifice rituel ; il a été réellement condamné et crucifié. La dernière Cène n’a pas été un geste rituel. Ce fut un réel repas d’adieu. Le lavement des pieds n’a pas été pour Jésus un symbole, mais un geste concret de service et d’humilité.

Quand lui, Jésus, qui accomplit le service de Maître, « au cours du repas », se défait de son manteau, se ceint d’un tablier et se penche devant les pieds de ses disciples pour les laver. Et lorsqu’il leur dit : « vous aussi, faites de même », il leur apprend que quiconque remplit un service à l’égard de ses frères, un service concret, doit être disposé à s’abaisser, plonger les mains dans la poussière et la boue de la vie quotidienne, dans laquelle nous marchons tous. La supériorité n’est pas dans le titre ou la fonction, mais dans la simplicité du service.

« Jésus ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, les aima vraiment jusqu’au bout », c’est-à-dire jusqu’au don de sa propre vie. C’est dans sa Passion, désormais toute proche, que le Seigneur Jésus s’apprête à nous manifester l’absolu de son amour. Cependant la charité divine nous est davantage encore révélée dans l’anticipation eucharistique du sacrifice rédempteur, qui nous assure sa permanence sacramentelle.

Déjà Simon-Pierre avait été sérieusement bousculé, et même profondément troublé, par les annonces de la Passion, mais cette fois s’en est trop : Je t’en prie, Seigneur, reste à ta place : « non, tu ne me laveras pas les pieds, jamais ! » Ce n’est pas à toi, ce n’est pas ton rôle. Comment pourrions-nous supporter que le Très-Haut s’abaisse devant nous pour nous laver les pieds ? Comment consentir à une telle humiliation du Tout-Puissant, qui prend la place du serviteur, qui met radicalement en cause nos conceptions de Dieu ?

L’attitude de Jésus exprime avec une telle force le prix que nous avons à ses yeux, que cette prise de conscience est insupportable à Simon-Pierre. Non, ce ne sont pas seulement nos pieds que Jésus veut laver : c’est tout entier qu’il veut nous purifier, en nous incorporant à lui par la communion eucharistique.

Au cœur de la Révélation de l’amour miséricordieux, se situe, comme son sommet indépassable, le Mystère de la très Sainte Eucharistie dans laquelle l’Agneau demeure disponible, en état d’immolation permanente, tel un sacrifice de propitiation toujours offert pour nos péchés. Et pourtant, ce simple geste, concret, réel, n’est rien à côté de ce que Jésus réalise, pour chacun de nous, dans chaque Eucharistie. Car c’est bien dans l’état d’esclave qu’il se propose à nous, sous les apparences du Pain et du Vin : « Ceci est mon Corps livré pour vous ; mon Sang versé pour vous et pour la multitude, en rémission des péchés. » Sans rien exiger en retour, Jésus nous offre le mémorial de sa Passion pour que nous puissions bénéficier sans cesse du fruit de sa Rédemption.

Telle est la logique déconcertante de la Croix : c’est en consentant à se laisser engloutir dans la mort que le Seigneur en triomphe ; de même c’est en se laissant incorporer dans notre humanité marquée par le péché, que Jésus nous libère, nous sauve, nous guérit.

A chaque communion, nous permettons un peu plus au Seigneur de réaliser le mystère de l’incarnation rédemptrice, dans notre vie personnelle. C’est bien réellement qu’il fait sa demeure dans nos cœurs, d’où il investit les facultés de notre âme, pour nous atteindre jusque dans notre corps, tant son union est personnelle et intégrale, et nous touche dans toutes les dimensions de notre être. « C’est un exemple que je vous ai donné afin que vous fassiez, vous aussi, comme j’ai fait pour vous ».

Si le lavement des pieds pouvait nous laisser l’illusion d’un service transitoire, au terme duquel nous pourrions « rendre notre tablier » et reprendre notre indépendance, l’interprétation eucharistique du geste nous ramène à une tout autre réalité. Dans l’Eucharistie, Jésus demeure pour toujours en état d’oblation permanente. Le ministère de serviteur devrait donc être pour le chrétien un état permanent. Nous devrions être à chaque instant, comme Jésus eucharistie, dans un total renoncement à nous-mêmes et un engagement de tout notre être au service des autres : « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime ».

Une telle exigence est bien sûr infiniment au-dessus de nos forces, le Seigneur le sait bien. C’est précisément pour cela qu’il a institué le sacrement de l’Eucharistie, afin de pouvoir lui-même accomplir en nous le précepte de l’amour. C’est en effet dans la mesure où nous nous unissons au Cœur eucharistique du Christ, que nous lui permettons d’opérer ce débordement de l’amour trinitaire, que nous appelons charité fraternelle.

Que ce triduum pascal soit pour nous l’occasion d’une prise de conscience sur notre hiérarchie de valeurs : « Vous m’appelez “Maître” et “ Seigneur ” et vous avez raison, car vraiment je le suis. Si donc moi, le Seigneur et le Maître, je vous ai lavé les pieds, vous aussi vous devez vous laver les pieds les uns aux autres. C’est un exemple que je vous ai donné afin que vous fassiez, vous aussi, comme j’ai fait pour vous ». Heureux celui qui entend ces paroles et les met en pratique : il est déjà ressuscité, car seul l’Esprit du Christ peut accomplir en nous les préceptes qu’il nous confie.

Confions-nous à la Vierge Marie, qui, présente au soir la Cène, vit profondément et intensément ce mystère de l’abaissement, de la compassion.

Amen